VIII

« Monsieur Ming ! songea Bob. Je ne me trompais donc pas. L’Ombre Jaune et lui ne font donc bien qu’une seule et même personne ! »

A présent qu’aucun doute ne lui était plus permis sur l’identité du mystérieux personnage auquel, en voulant sauver Jack Star, il s’attaquait, le courage lui manquait. Déjà, précédemment, sa route avait croisé celle de ce Monsieur Ming et il savait de quel redoutable adversaire il s’agissait[2]. Ce Ming était Satan incarné, et Bob ne pouvait songer à lui sans éprouver un frisson d’angoisse. Malgré cela, il ne tarda pas à retrouver toute sa froide volonté d’action. Si, pour sauver Star, il lui fallait affronter une seconde fois Ming, il le ferait, même s’il devait y laisser la vie. Là, tout près, un homme, un ami, se trouvait en danger de mort, et il fallait avant tout songer à le secourir.

Lentement, à l’aide de son canif, Morane se mit à découper la toile métallique. La lame crissait contre le fin fil de fer et, à chaque instant, Bob craignait que ce bruit, si faible fût-il, ne le trahît. Pourtant, il vint à bout de ce travail sans que rien se produisît. Quand la toile métallique fut rabattue, il risqua un coup d’œil par l’ouverture et vit, sous lui, une chambre carrée, sans fenêtre et à la porte soigneusement close. On n’apercevait aucun meuble et, un peu partout, le plâtre des murs s’écaillait, se soulevait en d’informes boursouflures, comme sous l’action de quelque lèpre minérale. A hauteur de plafond, l’humidité et la moisissure avaient laissé des traces verdâtres.

Tout cela, Morane l’avait enregistré en une fraction de seconde, car son attention avait été aussitôt attirée par cette forme humaine, étendue à même le plancher et recouverte d’une couverture. Seul, le visage émergeait, un visage pâle, torturé, dans lequel Bob reconnut celui de Jack Star. Le malheureux semblait dormir, car il avait les yeux fermés ; son subconscient lui avait sans doute dicté les mots entendus tout à l’heure.

Jack Star n’était cependant pas seul dans la pièce. Dans un coin, tout près de la porte, un homme se tenait accroupi contre la muraille et semblait dormir lui aussi. C’était un Chinois vêtu à l’européenne, mais dont les cheveux, plats et brillants, étaient relevés en chignon au-dessus du crâne.

Bob savait qu’en se laissant tomber dans la pièce, il risquait fort de réveiller cet homme, chargé assurément de surveiller Jack Star. Pourtant, il ne pouvait demeurer là. Il lui fallait agir. Laborieusement, il se tourna sur le dos et, sortant les bras du conduit, il accrocha le cadre de bois servant de support à la toile métallique. Se halant, poussant des jambes, il entreprit d’extraire son corps de la cheminée d’aération. Il y était presque parvenu, quand il sentit que le cadre cédait sous son poids. D’un sursaut, il se dégagea tout à fait, à l’instant précis où le cadre se détachait. Parmi une pluie de plâtras, Morane tomba dans la chambre. Il se reçut sur la pointe des pieds, roula en arrière et amortit sa chute à la façon des judokas. Déjà, le Chinois, réveillé, s’était mis sur pied et bondissait vers la porte, dans l’intention évidente de fuir, d’appeler à l’aide. Mais Bob, s’étant redressé, se précipitait lui aussi vers la porte, pour s’opposer à la fuite du gardien. Ce dernier comprit qu’il n’aurait pas le temps de sortir. Il fit face et, avec une rapidité inouïe, tira de dessous ses vêtements un couperet à lame courte et large, aiguisée comme un rasoir. Une arme qui, maniée par des mains expertes, devait provoquer de terribles blessures.

Devinant que son antagoniste possédait justement ces mains expertes, Morane recula d’un pas et, se baissant, s’empara de la couverture jetée sur le corps inanimé de Jack Star. Le Chinois dut deviner son dessein car, soudain, le couperet levé telle une hache, il se précipita à l’attaque. Vivement, avec le geste du pêcheur jetant son épervier, Morane lança la couverture, qui s’entortilla autour de l’agresseur, le paralysant momentanément. Sans attendre que le Chinois eût recouvré sa liberté de mouvements, le Français se baissa, empoigna les deux chevilles de son adversaire et tira vers le haut. L’autre bascula et tomba à la renverse en lâchant son arme, tandis que son crâne sonnait contre le plancher.

Ce traitement énergique n’avait cependant pas encore mis le gardien définitivement hors de combat, car il se mit à crier d’une voix aiguë :

— A l’aide !… A l’aide !… On me…

Il n’en dit pas davantage. Morane avait bondi et, d’un coup du tranchant de la main sur la pomme d’Adam, il lui refoula les cris dans la gorge. Un solide crochet du droit mit fin à la bagarre. Aussitôt, Bob se précipita vers la porte et, après s’être assuré qu’elle était bien fermée de l’intérieur, il revint vers Jack Star. Bien que celui-ci eût les poignets et les chevilles liés, il semblait ne pas avoir trop souffert. Seules, plusieurs ecchymoses sur les joues et le front indiquaient qu’il avait été frappé, ce qui, dans le cas présent, pouvait être considéré comme un traitement de faveur.

Rapidement, Bob, à l’aide de son canif, coupa les liens de son ancien compagnon d’armes, qui n’avait toujours pas ouvert les yeux.

— Jack ! fit Morane à mi-voix. Jack ! C’est moi, Bob… Réveillez-vous, mon vieux.

Star ne tressaillit même pas. Pourtant, il vivait, car sa poitrine se soulevait lentement, régulièrement.

Empoignant Star par le bras, Morane le redressa et le secoua, doucement d’abord, puis plus violemment.

— Jack ! Mon vieux Jack ! C’est moi, Bob.

Pas la moindre réaction de la part du blessé. Cette fois, Morane perdit patience. A tout instant, on pouvait venir, et il lui était impossible de fuir en emportant Star sur son dos. Il y avait la porte, bien sûr, mais il devinait que le gardien mis hors de combat n’était pas seul dans la maison, que, dès qu’il aurait quitté cette pièce, d’autres séides de l’Ombre Jaune se dresseraient pour lui barrer la route.

Avec désespoir, Morane leva la tête vers l’ouverture béante du conduit d’aération, trois mètres plus haut. Seul, il parviendrait peut-être à l’atteindre, et encore, ce n’était pas certain. Mais, avec Jack Star sur le dos, il ne pouvait bien sûr pas être question d’accomplir une telle prouesse.

Tout à coup, Bob tressaillit et prêta l’oreille. De l’autre côté de la porte, un bruit de pas feutrés se faisait entendre, comme si quelqu’un gravissait un escalier. « On vient, pensa Morane. Il est normal que tout le raffut que j’ai fait, et aussi les cris du gardien, aient attiré du monde. Il faut décamper au plus vite… »

Se penchant à nouveau sur Jack Star, Morane le secoua en disant :

— Jack ! Réveillez-vous ! Réveillez-vous !

Cette fois, le blessé ouvrit les yeux et, quand il reconnut Morane, il laissa échapper une exclamation de surprise.

— Bob ! Vous ? Comment êtes-vous parvenu jusqu’ici ?

— Peu importe, jeta Morane. Il nous faut quitter ces lieux maudits sans retard.

— Quitter ces lieux ? fit Star d’une voix faible. Je ne demande pas mieux. Mais comment ?

— Là-haut, expliqua Bob, il y a un conduit d’aération. Vous monterez sur mes épaules et vous vous y glisserez. Ensuite, je grimperai à mon tour.

« C’est vite dit, pensa-t-il, mais comment ? S’il y avait seulement, dans cette chambre, un meuble quelconque sur lequel je puisse grimper… » Soudain, ses regards tombèrent sur la couverture qui, tout à l’heure, avait servi à maîtriser le Chinois, et il sourit… S’emparant de ladite couverture, il la déchira en quatre bandes qu’il tordit séparément et noua ensuite bout à bout. Il avait ainsi une corde grossière, longue de cinq mètres environ.

Bob revenait vers Star, quand des coups sourds ébranlèrent la porte, tandis que des appels retentissaient, en chinois.

— Il faut agir vite, dit le Français. Vous allez attacher ce lien autour de votre taille, Jack, et quand vous serez là-haut, dans le conduit, qui est fort étroit, vous vous y calerez de votre mieux. Alors, je n’aurai qu’à me hisser pour venir vous rejoindre.

Jack Star s’était redressé et, rapidement, Morane lui noua la corde improvisée autour des reins. Bob aida alors son ancien compagnon d’armes à se relever tout à fait ; puis il lui montra l’entrée du boyau en disant :

— Il faudra monter sur mes épaules, puis vous accrocher aux rebords du conduit et vous y enfourner. En aurez-vous la force ?

Un petit rire grinçant s’échappa d’entre les lèvres décolorées de Jack Star.

— Je ne suis même pas encore convalescent, Bob, et ces dernières heures ont été bien pénibles pour moi. Pourtant, j’en ai vu d’autres, et il s’agit pour le moment de sauver ma peau. Je trouverai l’énergie nécessaire.

Des coups de plus en plus furieux secouaient le battant, indiquant qu’il n’y avait plus un seul instant à perdre. Bob se plaça sous le trou et, avec son aide, Star parvint à se hisser sur ses épaules. Comment le blessé, dans l’état de faiblesse où il se trouvait, réussit-il à réaliser cet exploit ? Il serait difficile de le dire. Sans doute étaient-ce ces coups frappés à la porte, vraies menaces de torture et de mort, qui lui procuraient un regain de vigueur. Toujours est-il qu’il parvint à saisir le rebord du conduit d’aération. Une secousse ébranla Morane. Celui-ci comprit que Star prenait son élan. Ses pieds quittèrent les épaules de Bob et, à la première tentative, il réussit à glisser la tête et le buste dans l’ouverture. Pendant un instant, son équilibre demeura incertain, puis il s’immobilisa, les jambes seules pendant dans le vide, tout le poids du corps reposant sur les bras. Aurait-il la force nécessaire pour se retenir ?

Là-bas, derrière la porte, les coups avaient cessé, pour être remplacés par des poussées lourdes indiquant que l’on cherchait à enfoncer le battant. Au-dessus de lui, Morane vit se balancer les jambes de Jack Star, qui tentait de se soulever pour trouver un meilleur point d’appui. Durant d’interminables secondes, le blessé lutta ainsi, faisant appel à tout ce qui lui restait d’énergie. Finalement, il triompha et ses jambes disparurent complètement à l’intérieur du boyau. Quelques nouvelles secondes s’écoulèrent, puis la voix de Star parvint, assourdie, jusqu’à Morane :

— O.K., Bob, vous pouvez y aller.

Morane donna plusieurs tractions à la corde, qui tint bon. Alors, prenant appui des pieds contre la muraille, il se hissa rapidement. Sa tête se trouvait à hauteur du conduit, quand la voix de Jack Star lui parvint à nouveau :

— Vite, Bob, je n’en puis plus !

Morane s’accrocha au rebord du conduit, en disant :

— Vous pouvez dénouer la corde et la tirer à vous, Jack. Ensuite, avancez pour me laisser de la place.

Une suite de raclements, de frôlements lui apprirent que Star s’insinuait plus avant dans le boyau, où il se glissa à son tour. Derrière eux, de violents craquements leur apprenaient que la porte était en train de céder.

Pendant quelques instants, Bob Morane et Jack Star demeurèrent immobiles, le bruit de leurs respirations haletantes se superposant aux craquements de la porte. Leurs fronts étaient couverts de sueur, mais ils ne savaient si c’était à cause de la chaleur régnant dans le boyau ou de l’angoisse qui les étreignait.

— Avançons, commanda Morane.

Rampant, ils se mirent à progresser le plus rapidement possible, et ils atteignirent bientôt le coude franchi précédemment par Morane. Quand Jack Star parvint presque à l’endroit où le conduit horizontal s’embranchait au tronçon vertical, il s’arrêta.

— Continuons, s’impatienta Bob Morane. Chaque seconde perdue diminue nos chances d’échapper à nos ennemis.

— Avancer, fit Star. Voudrais bien, mais il y a quelqu’un devant moi, qui bouche le passage…

Morane se souvint alors de Bill, qu’il avait laissé à peu près à cet endroit.

— C’est Jack Star qui m’accompagne, Bill, fit-il à haute voix. Il nous faut regagner le toit, fuir au plus vite.

La voix de l’Ecossais lui parvint, comme étouffée.

— Peux pas bouger, commandant. Suis bloqué.

— Comment cela, bloqué ?

— En vous attendant, j’ai voulu me retourner et je me suis coincé les épaules et les hanches. Impossible de me dégager.

D’où il se trouvait, Morane ne pouvait plus entendre ce qui se passait dans la chambre, mais il était fort probable que la porte avait cédé maintenant. Et, à cause de la maladresse de Ballantine, ils se trouvaient immobilisés dans ce boyau, pris comme des rats dans un piège.

Une fureur incontrôlable s’empara de Morane.

— Tu dois bouger, Bill, cria-t-il. Tu dois bouger ! Tu m’entends ?

— Je voudrais bien, commandant, mais c’est impossible. Coincé ! Je suis coincé.

— Donne des secousses, de toutes tes forces.

— J’ai essayé, commandant, mais ça ne marche pas.

— Essaye encore ! Essaye, tonnerre !

Les hommes de l’Ombre Jaune devaient avoir pénétré dans la chambre maintenant. Avant longtemps, ils s’engageraient eux aussi dans le conduit d’aération.

— Tu dois te dégager, Bill, cria encore Morane, ou je viens te découper en tout petits morceaux, dont les rats se régaleront.

Pourtant, le colosse faisait de son mieux, Morane le savait. Il se démenait comme un démon dans sa prison de briques, ahanant, soufflant et transpirant, mais en vain.

— Je suis démoli, se plaignait-il. Ma peau est arrachée. Je saigne.

— Arrache-la toute, ta peau, perds-le jusqu’à la dernière goutte, ton sang, jeta Morane avec rage, mais dégage-toi.

A nouveau, Ballantine se secoua pour se libérer. Toujours vainement.

— Alors, ça bouge ? demanda Morane sur un ton d’impatience grandissante.

— Peux pas, commandant. Je suis démoli. Je saigne de partout… Venez me découper en petits morceaux, je ne l’aurai pas volé. Cela m’apprendra de vouloir jouer ainsi les hommes-serpents.

Bob Morane serra les mâchoires. Cette situation était ridicule. Il fallait que Bill réussisse à se dégager ! Il le fallait à tout prix ! Pourtant, Ballantine s’y évertuait de toutes ses forces et, s’il ne bougeait pas, c’est que cela lui était impossible. Alors, Morane décida d’user du seul moyen capable de mettre Ballantine hors de soi, de décupler ses forces.

— Bouge donc, sale Ecossais ! cria-t-il. C’est tout juste bon à se remplir de whisky jusqu’à devenir aussi gonflé qu’une outre. C’est mou comme de la gomme, plus faiblard qu’un enfant nouveau-né. Mais bouge donc, sale Ecossais, que je puisse te flanquer une raclée quand nous serons sur le toit !

Un cri ressemblant à la fois au rugissement du lion et au barrissement de l’éléphant fit résonner les profondeurs du boyau. En même temps, on ouït un bruit semblable à celui que ferait un ours grizzly enfermé dans une cage trop étroite, et un grognement dans lequel se mêlaient rage et douleur se fit entendre.

— Je suis dégagé, commandant, fit Ballantine sur un ton plein de hargne. Regagnons le toit. J’aurai plaisir à vous faire rentrer vos insultes dans la gorge. Vous verrez si je suis mou comme de la gomme ! Je vous écraserai aussi sec qu’une vulgaire noix, tout commandant Morane que vous soyez !

— Calme-toi, Bill, calme-toi, dit Morane, et accepte mes excuses. Je savais que ces insultes te mettraient hors de toi et que la colère t’aiderait à te dégager. Bien sûr, je n’ai pas pensé un seul instant que tu étais un sale Ecossais, mou comme de la gomme et faiblard comme un enfant nouveau-né. Tu es juste le contraire de cela.

Il y eut un silence, puis le gros rire de Ballantine éclata.

— Pas à dire, commandant, vous m’avez bien eu ! J’ai marché comme un gosse colérique. Enfin, puisque cela a réussi.

— Gagnons le toit, jeta Morane, au plus vite.

Il fallut à peine quelques minutes pour que, Bob et Bill aidant Jack Star, les trois hommes parvinssent au-dehors. Quand ils émergèrent sur le toit, le brouillard, ténu tout à l’heure, s’était épaissi jusqu’à envelopper toutes choses d’une gaze d’un gris sale qui, par moments, se condensait en grosses gouttes d’eau mêlée de suie. Sous les fugitifs, la grande maison demeurait silencieuse, comme déserte, mais tous trois savaient qu’il n’en était rien, que le danger s’y cachait, sournois, telle une monstrueuse araignée au centre de sa toile.